La fonction éducative du jeu
Alain Boudet
Dr en Sciences Physiques
Novembre 1977
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Résumé: Le jeu est la conduite privilégiée de l'enfant et il correspond à un besoin profond de son être. C'est une fonction vitale: par le jeu, l'enfant se construit sur tous les plans: physique, affectif, mental et social.
En déposant cet article sur le jeu de l'enfant, qui pourrait sembler un sujet banal, mon arrière-pensée est de faire prendre conscience de l'importance du jeu chez l'adulte. Eh quoi, un adulte joue-t-il? Je ne parle pas des jeux de société, belote, quizz, etc, mais du jeu spontané, sans compétition, sans règles, comme l'enfant qui joue à la poupée ou avec des cailloux et des bâtons. Le jeu qui est comme une danse. La caractéristique essentielle de ce jeu-là est qu'il n'a pas de but, il ne demande pas d'atteindre un résultat, ni de gagner, ni de laisser une oeuvre. Il est expression spontanée, qui ne demande rien, gratuite. C'est tout le contraire de ce qui est valorisé dans notre société occidentale. Se laisser aller à danser la vie, pour soi, avec les autres. Souvent, dans l'accompagnement en développement personnel, des personnes épuisées par leurs conditions de vie retrouvent de la joie en se laissant aller à cette capacité de spontanéité gratuite. C'est ainsi qu'elles reconnectent leur Moi véritable. C'est dire s'il est primordial de préserver et de favoriser cette fonction chez l'enfant.
Dans notre monde d'adultes, le jeu de l'enfant est souvent ressenti comme une activité de luxe, un simple divertissement: les parents admettent rarement que l'enfant renâcle devant ses devoirs scolaires ou devant la tâche de mettre la table pour une partie de billes avec les copains. Le jeu n'étant pas productif, il passe pour accessoire. Tout au plus, est-il considéré comme un moyen d'obtenir la tranquillité. En réalité, le jeu est la conduite privilégiée de l'enfant et il correspond à un besoin profond de son être. C'est une fonction vitale: par le jeu, l'enfant se construit sur tous les plans: physique, affectif, mental et social.
Le jeu peut revêtir diverses formes: les jeux de règles avec des règles du jeu (jeu de dames, ballon prisonnier, etc...); les jeux symboliques où l'enfant se donne un rôle de personnage (les petites autos, la marchande), l'activité ludique (le bébé qui laisse tomber sa cuillère pour jouir du bruit produit).
Contrairement aux activités adultes, le jeu ne comporte pas de finalité consciente: il n'a d'autre but que de procurer du plaisir à l'enfant et c'est pour cette raison que l'adulte le considère comme accessoire. Or le plaisir est à la base du développement de l'individu: toute carence aura des répercussions néfastes dans le futur. Au point que le jeu constitue une forme de psychothérapie.
De la naissance à l'âge de 3 ans environ, ce plaisir amène l'enfant à découvrir peu à peu son corps, comment il se meut, comment les mouvements se coordonnent. Il exerce ses muscles et fortifie son système nerveux. Il se mesure avec son environnement, découvrant la matière, la nature, les lois qui les gouvernent et l'influence qu'il peut exercer sur elles ainsi que sur les personnes qui l'entourent. En même temps, il construit également son intelligence de façon sûre. Les travaux de Piaget ont montré comment le mouvement était le facteur essentiel dans la construction de l'intelligence qui se nourrit et vit des connaissances prises dans le milieu extérieur. Les idées abstraites elles-mêmes naissent des contacts avec la réalité et la réalité se saisit dans le mouvement. Celui-ci est donc le trait d'union entre l'esprit et le monde.
De 3 à 6 ans, le jeu prend un caractère symbolique où l'imagination a une place prépondérante. Il permet à l'enfant d'éprouver et de maîtriser ses forces inconscientes. A travers le jeu, il exprime sentiments, craintes, rancunes, agressivité, enthousiasmes, conflits (cf l'attitude de la petite fille envers sa poupée). Cela représente un stade de retour du sujet sur lui-même, profondément égoïste, stade indispensable à la formation de la personnalité. Il fait appel à la créativité expressive et l'éducateur doit éviter d'exercer une pression qui transformerait le jeu inventif en jeu imitatif. On ne peut pas non plus programmer d'avance ces jeux dans une collectivité tant les besoins des enfants diffèrent. On doit se contenter d'aménager un espace de vie qui permet de nombreuses expériences.
A partir de 7 ans environ, apparaissent les jeux de règles. A travers ces jeux, l'enfant prend contact avec les autres, s'habitue à envisager le point de vue d'autrui, fait l'apprentissage de la vie sociale. C'est le groupe qui se forge lui-même une morale, née de l'activité commune. Avant cet âge, à l'école maternelle par exemple, l'organisation de tels jeux serait inutile et n'amènerait pas à une socialisation plus rapide, car la règle du jeu ne pourrait être ressentie que comme une contrainte adulte et non une règle de groupe.
A partir de 7 ans, l'école doit respecter l'originalité de cette démarche sociale dans le jeu. Or elle a plutôt tendance à imposer, par l'éducation physique, les jeux institutionnalisés (volley, football,...) afin de former des futures vedettes nationales du sport. C'est là une lourde erreur car c'est imposer à l'enfant des normes adultes. Il s'agit au contraire de stimuler l'éclosion de ses facultés personnelles originales. Pris dans ce sens, les jeux institutionnalisés, mais surtout les jeux traditionnels (ballon prisonnier, quatre coins,...) sont une école de la décision: le joueur doit prévoir ce que vont faire ses coéquipiers et s'ajuster constamment à la situation.
Les jeux traditionnels sont souvent supérieurs aux jeux institutionnalisés: le réseau de communications du ballon prisonnier est bien plus large que celui du volley-ball et permet des choix (délivrer un prisonnier ou viser un adversaire?) Si dans les jeux institutionnalisés la rivalité est favorisée entre 2 équipes adverses, les jeux traditionnels offrent souvent des choix constants d'alliances et contre-alliances qui se forment et se dissolvent tout au long de la partie (balle assise). Les rôles qu'assument chaque joueur peuvent changer très vite: on passe aux quatre coins de joueur central à joueur de coin. On est prisonnier, défenseur, attaquant, éliminé, etc... et l'imagination y tient beaucoup de place. Enfin le jeu ne se résume pas à un score: c'est une suite de coups et à chaque nouvelle phase, le jeu repart à zéro. On ne valorise pas à tout prix un vainqueur. L'échec est dédramatisé.
En conclusion, citons Piaget: Il est indispensable à l'équilibre affectif et intellectuel de l'enfant qu'il puisse disposer d'un secteur d'activités dont la motivation ne soit pas l'adaptation au réel, mais au contraire l'assimilation du réel au Moi, sans contrainte ni sanction: tel est le but du jeu.
La maison individuelle et le village d'autrefois réservaient aux enfants de nombreux emplacements (greniers, caves,...) pour leurs jeux. Dans les villes d'aujourd'hui, l'enfant rejeté des appartements n'a guère d'endroit pour s'ébattre. Or les emplacements de jeu pour enfants dépendent des adultes. Mais qu'en pensent ceux-ci ?
Quelques tentatives ont été faites: les expériences hollandaises, suédoises et surtout danoises, ont montré que le succès d'un terrain de jeux dépendait surtout de l'animateur et qu'une telle entreprise réussissait d'autant mieux qu'elle était intégrée dans un parc de loisirs, offrant ainsi aux enfants un plus grand choix d'activités.
Que peut-on offrir aux enfants des villes?
Les aires de jeux devraient faire partie des aménagements essentiels d'une commune. La place des jeux dans la ville pourrait donc devenir plus importante et permettre aux enfants un meilleur épanouissement que ne le font les espaces urbains ludiques stéréotypés.
Le jeu est une activité essentielle chez presque tous les êtres vivants (cf les travaux de l'éthologie contemporaine). Par et dans le jeu, l'enfant part à la conquête de lui-même et du monde; il s'insère dans la société et il s'y exprime totalement.
Ce qui caractérise souvent hélas l'adulte, c'est son incapacité à jouer d'une façon authentique et créatrice. En perdant la faculté de jeu, l'adulte s'ampute d'une partie essentielle de lui-même.
L'éducation nouvelle qui a sans cesse réaffirmé la valeur du jeu dans le processus de développement de l'enfant, a-t-elle réussi à faire admettre par tous, l'activité ludique comme valeur, le respect du jeu comme principe?
Il reste encore beaucoup de chemin à faire dans ce sens, mais il semble que le jeu de l'enfant pourra être vraiment reconnu quand l'adulte aura lui-même retrouvé cette faculté, car il ne suffit pas de l'ériger en principe, il faut la vivre.
Novembre 1977
Ajout 2006
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Mise en ligne 30 avril 2006